La narratologie actuelle et sa présentation systématique de la perspective narrative (la focalisation) éclipse parfois l'inscription de la théorie et de la pratique du point de vue dans une histoire. L'ouvrage majeur de Gérard Genette ("Discours du récit" dans Figures III) ne surgit pas en 1972 du néant mais est l'aboutissement (provisoire) d'une élaboration théorique dont les prodromes remontent aux années 1890 et dont certains développements décisifs datent de l'existentialisme. Certaines définitions sont en effet directement liées aux réflexions sartriennes sur la liberté et l'engagement. On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que la théorie du point de vue véhicule, actuellement encore, des partis pris qui sont à relativiser.
L'écriture romanesque, à l'instar de la théorie littéraire, n'a pris conscience que très progressivement des possibilités d'un système qui ne se trouvera décrit complètement, sous la forme que l'on connaît aujourd'hui, que dans les années 1950. Il convient d'essayer de dater "l'invention" de chacune des pratiques décrites par la narratologie, puis d'en mesurer la diffusion et le succès. Chaque époque manifeste des préférences (vs des méfiances) envers tel ou tel type de focalisation. Ainsi, aux périodes d'omniscience triomphante (focalisation zéro) succède souvent une vogue de la restriction de champ (focalisation interne). On pourrait en dire autant, d'ailleurs, de la faveur ou de la défaveur qui touche certains usages de la voix narrative (l'hétérodiégétique et l'homodiégétique). Cette inconstance trouve en grande partie son explication dans des domaines qui excèdent la littérature: la philosophie, les sciences et les techniques (pensons à l'importance de l'empirisme et du sensualisme au XVIIIe siècle, de l'idéalisme subjectif au siècle suivant, à l'influence du dispositif du panorama à la fin du XIXe siècle, ou du cinéma depuis les années 1920). Le registre métaphorique utilisé par la narratologie (vision, point de vue, perspective, focalisation...) mérite d'ailleurs d'être interrogé. Bien que critiquable (car il confond souvent les compétences du perceptif et du cognitif, le voir et le savoir), ce vocabulaire invite à quelques comparaisons avec le domaine de l'histoire de l'art.