Résumé
La mémoire en toutes lettres
Avec les Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand fonde une mémoire subjective et intuitive, caractéristique du romantisme. C'est une rupture importante par rapport aux conceptions d'une mémoire comme stockage mécanique de souvenirs qui ont prévalu au XVIIIe siècle. L'adoption d'un point de vue d'outre-tombe comme lieu d'un ressaisissement de soi suppose une quête de totalité, par-delà la fragmentation, l'incertitude et les renversements des temps historiques. C'est aussi par cette figure d'une sortie de l'histoire, d'un décentrement radical dans la mort, que Chateaubriand espère parvenir à l'unité de soi : l'écriture testamentaire est à la fois l'enjeu d'une rétrospection et d'une construction de soi, dans l'objectivité d'un regard posthume, d'un regard sur soi qui serait un regard sans sujet. La tombe devient ainsi la métaphore de l'écriture elle-même, comme distance à soi, comme monumentalisation d'une vie : l'auteur s'égale à un oeil divin qui transcenderait les « formes changeantes » de l'existence. Pourtant, l'écriture autobiographique elle-même s'écarte de ce projet de complétude. La mémoire, telle qu'elle s'exerce au fil des livres, contredit le monument d'outre-tombe, qui s'exclurait de l'expérience sensible et des variations de l'histoire. A l'objectivité des Mémoires posthume s'oppose la mémoire du sujet écrivant, qui se fonde sur les sensations du réel. Ainsi Chateaubriand narre-t-il ce moment de mémoire involontaire qui l'a amené, dans le parc de Montboissier, à se rappeler les bois de Combourg de son enfance. C'est « le gazouillement d'une grive » qui restitue soudain le monde oublié du passé, annulant d'un « son magique » la distance temporelle et spatiale. A cette intuition sensorielle succède pourtant la conscience mélancolique de la perte de soi dans l'éphémère. La correspondance merveilleuse, qui dans un premier temps a identifié des temps disjoints, se désagrège dans un sentiment de fuite généralisée de toute chose dans la mort : le « sifflement » de la grive n'est plus que la résonance du vide. Chateaubriand fait donc jouer le souvenir subjectif, dans l'instant de la perception du vivant, et un projet objectif de minéralisation de soi dans l'écriture testamentaire. Et contrairement à ce qu'il avance dans sa préface, c'est davantage la mémoire intuitive du sujet qui suscite le sentiment d'une unité essentielle, d'une identité « magique » au sein même du temps, que le point de vue de l'auteur posthume, plutôt voué à la vérité négative de la mort et à l'infinie répétition de sa propre déréliction.
Cette conception d'une mémoire subjective fondée sur la sensation trouve de nombreux prolongements au XIXe siècle, notamment en philosophie, avec à la toute fin du siècle l'importante théorisation d'Henri Bergson (Matière et mémoire, 1896). Le philosophe oppose à la mémoire ordinaire, comme habitude et répétition machinale des mêmes gestes, une mémoire singulière, garante de l'identité subjective, qui est excitée par la perception sensorielle du présent. Cette mémoire-là est dynamique, imaginative, tournée vers l'avenir : elle influe sur la perception et se projette dans l'action. La reconnaissance mémorielle est donc constitutive de la subjectivité, en ce qu'elle ne cesse de reconstruire les souvenirs du passé pour modeler l'avenir. Cette conception bersgonienne d'une mémoire matérielle, ancrée dans l'expérience sensible, exerce une grande influence au tournant du siècle, notamment dans l'espace littéraire, et elle n'est pas absente de la réflexion proustienne.
En effet, dans A la Recherche du temps perdu, Proust oppose également deux types de mémoire : la mémoire volontaire, essentiellement visuelle, qui trop sollicitée, est incapable de restituer la consistance du monde perdu de l'enfance ; et la mémoire involontaire, éveillée par des sensations plus archaïques et profondément organiques - olfactives, gustatives, tactiles ou auditives - qui permettent de ressusciter subitement, et spontanément, tout un univers disparu. Aux « instantanés » fragmentaires de la mémoire consciente, dont les souvenirs sont comparés aux images spectrales de la photographie ou de la lanterne magique, se substitue dès lors l'intégrité retrouvée d'un réseau sensoriel beaucoup plus riche et complexe. La distance entre les deux moments rapprochés par le souvenir met en relief une sensation commune, qui fonde l'unité du sujet, sa permanence et son identité. L'extase de la mémoire involontaire effectue donc une synthèse (Tadié et Tadié), elle distille dans l'alambic du souvenir l'essence commune du passé et du présent, qui est aussi une essence du moi. Ces instants de révélation mnémonique constituent des « instants purs » qui dépassent ce que le temps a d'inachevé et d'insignifiant, pour accéder à une forme d'omnitemporalité, à une complétude du temps ou à un temps absolu.
Il faut toutefois mesurer la dimension symbolique de ce « temps retrouvé ». Proust associe l' « édifice » de la mémoire au travail monumental, architectural, de l'écriture : la « cathédrale » du roman. L'oeuvre d'art peut opérer une reconstruction du temps, et c'est précisément une initiation esthétique que narre la Recherche, à la suite de l'apprentissage mondain et amoureux. La représentation symbolique a le pouvoir d'associer ce qui s'est disjoint dans l'existence. Plus précisément, l'écriture proustienne recourt à deux ressources stylistiques majeures pour échafauder « l'édifice » mémoriel : la métaphore, qui unifie et totalise des objets séparés par-delà leurs différences ; et la métonymie, rapport de contiguïté qui permet de reconstituer, de proche en proche, tout le « décor » du monde enfantin, tout le réseau de contacts et de proximités physiques qui donne son sol à l'univers remémoré.
Ces conceptions idéalistes de la mémoire, qui postulent la possibilité de ressaisir une totalité essentielle par-delà le passage du temps, s'effondrent avec les traumatismes historiques de la seconde guerre mondiale. Dans le monde post-concentrationnaire, le sujet n'a plus le pouvoir de transcender l'histoire par sa seule remémoration : il est désormais confronté à des événements collectifs qui le dépassent et qui l'inscrivent dans une communauté dont la mémoire collective est fracturée (Felman). D'une part, tout acte de remémoration devient critique à l'ère des conflits nucléaires et des camps d'extermination. Face à l'irreprésentable horreur du massacre de masse, les témoins sont confrontés à l'impossibilité de raconter, à l'intransmissible. Lors de la première guerre mondiale, première extermination industrielle de l'Histoire, la crise du témoignage s'était déjà manifestée dans ce que l'on a appelé « le silence du permissionnaire ». Après le désastre nazi, cette difficulté se radicalise, témoignant du caractère indicible de l'expérience historique. L'écrivain italien Primo Levi, survivant d'Auschwitz, a ainsi affirmé qu'il était impossible de témoigner de l'intérieur de la mort, et que seuls ceux qui sont morts ont connu la vérité du camp (Si c'est un homme). D'autre part, la remémoration collective est rendue difficile précisément par la disparition des témoins et par la volonté des bourreaux d'effacer toute trace du massacre.
L'écrivain Georges Perec rend compte de cette mémoire impossible, caractéristique de l'ère contemporaine. Son autofiction, W ou le souvenir d'enfance (1975), témoigne d'abord d'une absence de souvenir d'enfance, d'une amnésie liée au traumatisme de la guerre et de la Shoah : son père est mort sur le front, sa mère a disparu en déportation sans laisser de trace. Ce « blanc » de la mémoire subjective s'ordonne ainsi à une fracture de l'Histoire collective : l'absence d'histoire personnelle désigne l'Histoire comme anéantissement. L'impossibilité représentative et testimoniale trouve plusieurs moyens de figuration dans W : le plus saillant, et le plus caractéristique de la littérature contemporaine, est le recours à la fiction. En effet, un roman d'aventures issu d'une rêverie enfantine se substitue au récit autobiographique introuvable, et se développe en une allégorie des camps d'extermination. L'invention fictionnelle s'élabore également autour du signifiant graphique, en particulier autour de la lettre W. La mémoire en toutes lettres du jeu littéraire tient donc lieu du je en défaut, du je que l'amnésie autobiographique issue des traumatismes de l'Histoire ne peut reconstituer.
Un autre texte majeur rend compte de la césure de la seconde guerre mondiale, en l'orientant vers le problème très contemporain du partage des mémoires. Dans le scénario du film d'Alain Resnais, Hiroshima mon amour, qu'elle fait paraître en 1960, Marguerite Duras met en scène, à travers l'amour d'une Française et d'un Japonais anonymes, des positions mémoratives qui semblent inassimilables, irréductibles l'une à l'autre. Leur rencontre porte à la limite ce qui les réunit et ce qui les sépare. Les amants ont besoin l'un de l'autre pour faire surgir le souvenir refoulé, et l'anamnèse amoureuse qui conduit le Japonais à adopter le rôle d'un amant allemand dans le passé enfoui de la Française permet aux deux protagonistes de « nommer » les désastres qui les dépassent, avant qu'ils ne se quittent en revenant à un « ordre du monde » qui les dissocie. Ces désastres historiques qui sous-tendent leur brève union se « répondent exactement », mais dans « une impuissance mutuelle terrifiante ».
Cette oeuvre préfigure, tout en s'en différenciant par la mise en évidence d'un point de rencontre entre des mémoires divergentes et la possibilité d'une symbolisation réciproque, la problématique actuelle de la concurrence des mémoires. Dans le champ culturel, les études post-coloniales, particulièrement importantes dans le contexte universitaire américain (Cultural Studies), explorent des aspects refoulés de la mémoire collective, en soulevant l'hétérogénéité des positions subjectives et communautaires dans la construction d'une mémoire historique. Ces questions sont déterminantes dans les politiques de la mémoire.