Résumé
L'image dans le texte à l'ère moderne et contemporaine
Dès la fin du XIXe siècle, le terme d' « image » tend à supplanter le terme rhétorique de métaphore dans l'espace littéraire. Sous l'influence des nouvelles techniques de l'image (photographie, cinéma), de l'émulation pré-moderniste des arts visuels, mais aussi de la psychologie expérimentale, le langage littéraire s'éloigne des figures de la rhétorique (une tradition culturelle qui s'effondre dans l'enseignement scolaire), pour créer de nouvelles notions dont les ambiguïtés lexicales sont fécondes. Ainsi, par « image » poétique, il faut entendre moins un rapport de ressemblance, comme dans la métaphore, qu'une présentation immédiate d'un contenu imaginaire ou visuel. L'idée d'analogie reste présente, mais elle ne repose pas sur une similitude intelligible et construite : plutôt sur le surgissement instantané d'une association arbitraire dans la vie mentale, ou dans l'expérience perceptive.
Marinetti est l'un des premiers à revendiquer une poétique de « l'image » dans son Manifeste technique de la littérature futuriste (1912). Il fonde la théorie futuriste de « l'imagination sans fil », sur le modèle du télégraphe sans fil. Tout comme les moyens de communication modernes abolissent les distances, la littérature futuriste prône une « perception par analogie » qui récuse l'usage de la syntaxe et des comparatifs (c'est-à-dire les rapports logiques du langage) au profit d'associations en « raccourci », arbitraires et instantanées. « Il faut donc supprimer les comme, tel que, ainsi que, semblable à, etc. Mieux encore, il faut fondre directement l'objet avec l'image qu'il évoque en donnant l'image en raccourci par un seul mot essentiel ». « Plus les images contiennent de rapports vastes, plus elles gardent longtemps leur force ahurissante ». Les révolutions techniques qui déréférencent les objets du réel en diminuant leur éloignement (l'aéroplane, le téléphone) conduisent ainsi à une nouvelle esthétique où les « images » poétiques se naturalisent en « perceptions » immédiates et se confondent avec leur contenu représentatif, à la façon du bombardement moderne d'informations hétérogènes.
En 1913, Georges Duhamel, du groupe de l'Abbaye, reprend la formule de Marinetti en l'infléchissant du côté de la physique électrique : « Que la poésie rapproche ces deux idées, et de leur brusque contact jaillira une grande flamme. Je dis brusque contact, car la soudaineté est un des caractères essentiels de l'image poétique. » « Plus les idées ainsi combinées se seront trouvées primitivement lointaines, plus l'effet de leur réunion sera saisissant ». A l'inverse de la métaphore rhétorique, qui dévoile des ressemblances dans la différence, l'image se définit sur le mode disjonctif, comme rapprochement soudain, impulsif, imprévisible, d'objets logiquement séparés. Au lieu de l'illumination cognitive qu'Aristote prête à la métaphore (« bien faire des métaphores, c'est voir le semblable », Poétique), l'image moderne crée un choc d'ordre perceptif, proportionnel à l'éloignement logique des termes rapprochés.
En 1918, le poète moderniste Pierre Reverdy, proche du « cubisme littéraire », renouvelle à son tour la formule :
L'Image est une création pure de l'esprit.Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.
A la différence de l'image unanimiste (telle que la commente Duhamel) et de l'image futuriste de Marinetti, Reverdy revendique une spécificité poétique de l' « Image » comme « création pure de l'esprit », et noncomme présentation visuelle ou surgissement imaginaire. Reverdy ne partage pas l'enthousiasme d'Apollinaire, qui voudrait que la poésie se fasse peinture (« Et moi aussi je suis peintre ») pour rivaliser avec les innovations cubistes. Il cherche au contraire à distinguer les moyens de représentation, littéraires et picturaux. L'image, telle qu'il la définit, est d'abord un rapport mesuré par l'esprit, un rapport « juste » dans l'éloignement. Reverdy ne recourt pas à un vocabulaire visuel pour commenter l'effet de l'image (à l'inverse de la « flamme » de Duhamel) : il ne s'agit ni de vision, ni de ressemblance, mais d'une liberté de l'esprit qui se confronte aux objets du monde en situant leurs rapports réciproques, leurs proximités et leurs différences. La poétique de l'image que pratique Reverdy indique plutôt l'impossibilité de tout contenu visuel : l'image surgit au point aveugle de la perception des « réalités ». Elle renvoie à une épreuve physique du concret, dans ses relations de co-présence, ses distances intrinsèques et ses intervalles déchirants.
En 1924, dans son Manifeste du surréalisme, Breton revient sur la formule de Reverdy pour la critiquer : ce détournement (douloureux pour Reverdy) fonde l'avènement de l' « image surréaliste ». Ce que Breton récuse dans l'image reverdyenne, c'est son « esthétique a posteriori », c'est sa notion de « justesse » mesurée par l' « esprit » : l'image surréaliste, au contraire, est involontaire, spontanée et parfaitement arbitraire. Elle surgit inconsciemment et s'impose à l'esprit, dans toute son immédiateté. Surtout, elle rompt avec l'idée d'un « rapport » : c'est le sans-rapport qui régit son fonctionnement - du moins Breton semble-t-il le penser. Il la définit comme « le rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes éloignés », dont « la dose énorme de contradiction apparente » provoque une étincelle par « la différence de potentiel entre les deux conducteurs ». On retrouve la référence moderniste à l'électricité, qui est radicalisée jusqu'au « court-circuit » : l'image surréaliste se veut fondamentalement disjonctive, elle associe des objets incompatibles et devrait demeurer irréductible à toute interprétation rationnelle.
C'est qu'entre l' « Image » de Reverdy et l'image surréaliste, est passée la révolution dada. Tristan Tzara, qui se rend à Paris en 1920, influence les jeunes auteurs qui fonderont le groupe surréaliste : André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault. Sa poétique du collage aléatoire, fait de mots coupés dans le journal, mélangés dans un chapeau et associés au hasard (« Pour faire un poème dadaïste »), représente une rupture décisive de tout rapport d'analogie. Plus généralement, elle abolit la syntaxe, discréditant le langage comme instrument de communication et de signification. Breton réalise également quelques poèmes-collages dans l'immédiat après-guerre, comme « Le Corset Mystère », mais il suppose toutefois que ces associations arbitraires pourront former une image - en l'occurrence, celle de la femme en creux. De même, les collages que réalise le peintre surréaliste Max Ernst dans les années 1920 se distinguent de l'esthétique dada en dissimulant toute discontinuité entre les éléments collés, pour créer des scènes incongrues, mais d'apparence uniforme.
L'image surréaliste intègre donc ses composantes contradictoires, en les unifiant. Si elle reprend à la poétique dada ses incompatibilités logiques, elle n'échappe pas à toute explication. Breton la rapporte aux formations de l'inconscient, aux images du rêve qui sont autant d'indices d'un désir qui s'ignore (selon Freud), ou, croit-il, de signes prophétiques de l'avenir. Aussi se livre-t-il lui-même à une herméneutique de ses propres images issues de l'écriture automatique (Les Vases communicants, L'amour fou). Par ailleurs, les images surréalistes rompent certes avec les catégories logiques du sens, mais pas avec la syntaxe : la continuité syntaxique sert même de matrice et de fil conducteur aux déplacements sémantiques de l'image, comme le montre le jeu du « cadavre exquis » (phrase ou dessin dont les différents segments sont réalisés alternativement et à l'aveugle par les différents membres du groupe surréaliste). Le signifiant verbal (des récurrences phoniques comme la paronomase) peuvent également déterminer les rapprochements en apparence les plus incongrus. Enfin, les images les plus surprenantes ne résistent pas tout à fait à l'analyse sémantique. Prenons un exemple d'Eluard : « la terre est bleue comme une orange ». Cette image joue sur le sème de la rondeur que partagent les deux termes rapprochés, et sur l'aspect bleu de la terre vue de l'espace. Ici, c'est la contradiction de couleur des objets, et la rupture des focalisations (l'orange vue de près, la terre vue de loin), qui crée la disjonction surréaliste, et qui frappe d'abord. Mais ces oppositions ne sont pas hors-sens.
Breton exploite l'ambiguïté lexicale de « l'image », pour construire un véritable système d'équivalence poético-visuelle. La plupart des images surréalistes (la première, « Il y a un homme coupé en deux par une fenêtre », ou la plus célèbre, « Sur le pont la rosée à tête de chat se berçait », toutes deux de Breton) pourraient aisément recevoir une transposition picturale. La formule d'Isidore Ducasse, que Breton considère comme l'archétype de l'image surréaliste (« beau comme la rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection », Les Chants de Maldoror, VI), serait illustrée sans difficulté. Inversement, le surréalisme invente un voir poétique dans lequel les apparences répondent à un principe métaphorique. De nombreux artistes surréalistes ont mis en oeuvre une poétique du visible où l'image peinte et l'image poétique coïncident dans de véritables métaphores optiques (le « Violon d'Ingres » de Man Ray, la femme-tronc de Magritte, etc.). C'est d'ailleurs un reproche que l'on adresse souvent à la peinture surréaliste, d'être éminemment littéraire, inféodée à un principe verbal (cf. Krauss).
L'arrivée du peintre espagnol Salvador Dalí modifie les pratiques de l'image surréaliste. Dès 1930, il élabore sa « méthode paranoïaque-critique », fondée sur « l'image double », à savoir « la représentation d'un objet, qui sans la moindre modification anatomique ou figurative, soit en même temps la représentation d'un autre objet absolument différent ». Au lieu de rapprocher des objets incommensurables, il dédouble, voire démultiplie chaque objet en de nouvelles identités aux images latentes. A l'association surréaliste, il substitue donc la dissociation, et cette dissociation est falsificatrice. En effet, pour l'artiste espagnol, le surgissement des images cachées est fonction de l'obsession du sujet regardant. Elle est une projection de son désir, la matérialisation de son délire. Elle est aussi une activité « critique » vouée à discréditer le visible, à nier sa réalité : « La réalité du monde extérieur sert comme illustration et preuve, et est mise au service de la réalité de notre esprit ». Le surréalisme voulait prouver la réalité du rêve. Dalí mine son idéologie de l'intérieur, en proclamant que la réalité n'est qu'un simulacre.
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C'est toutefois la seconde guerre mondiale qui provoque l'effondrement du surréalisme, en prenant en défaut son idéal révolutionnaire. La pratique de l'image est alors contestée au profit d'un discours poétique qui soit susceptible de dire le réel. Une nouvelle génération de poètes se constitue au tournant des années 1940, qui rompt avec une poétique naïve de l'analogie. Aux antipodes de « l'imagerie surréaliste », Francis Ponge réclame « la constante insurrection des choses contre les images qu'on leur impose ». Il vise à exprimer « la qualité différentielle » des objets rapprochés, à dégager ce qui dans le rapport résiste à l'identification métaphorique. Quant à Philippe Jaccottet, qui rêve d'abord d'une « poésie sans images », il fait alterner, dans ses proses poétiques, la figuration lyrique et la dé-figuration du discours critique, la tentation de l'image et sa déprise progressive, jusqu'à construire un réseau d'analogies situées au plus près des choses, d'autant plus « transparentes » qu'elles apparaissent sur le fond des comparants révoqués. Dans la poésie contemporaine, il ne s'agit donc pas de se passer des images, mais de faire en sorte que toute pratique de l'image soit aussi une critique de l'image.