Né au château de Montaigne, Michel Eyquem prit le nom de cette terre dont il hérita en 1568, à la mort de son père. Il remplit des charges administratives importantes, de manière épisodique mais sérieuse: conseiller au Parlement de Bordeaux, et maire de Bordeaux entre 1581 et 1585. Il effectua le voyage d'Italie en 1580 et 1581. Montaigne est le contemporain d'une époque de contrastes et de bouleversements. Tout était extrême autour de lui: les convictions religieuses, les ambitions politiques, les violences et les dangers, la peste même qui ravagea la région de Bordeaux en 1585. Dans ce monde en mouvement, il s'efforça de ménager un espace pour le loisir studieux, la réflexion et l'écriture: ce fut son château de Montaigne et, dans ce château, la librairie (bibliothèque) où il aimait à se retirer, lui qui fut toujours un grand lecteur. Dans cette retraite sont nés Les Essais.
L'ouvrage est le fruit d'au moins trois projets, qui dialoguent et se superposent les uns aux autres. On peut penser qu'il fut conçu d'abord à partir des extraits recopiés et des annotations dont Montaigne accompagnait ses lectures. Une partie du Livre I, commencé dès 1571, est ainsi constituée de discussions de ses auteurs préférés. Par la suite, en 1779, au moment de rédiger le Livre II, Montaigne oriente son travail vers l'autoportrait littéraire, cherchant à rendre la singularité et la diversité d'un homme dans son naturel: "Je suis moi-même la matière de mon livre". Une première édition, composée des Livres I et II, paraît en 1580. Retiré de la mairie de Bordeaux en 1585, il reprend son oeuvre, fait des ajouts aux deux livres publiés et rédige le Livre III. Il donne au public cette nouvelle version des Essais en 1588. Mais la visée a changé: à travers l'observation de soi, à travers cette sorte de journal de sa vie intellectuelle, Montaigne s'est rendu compte qu'il atteint à quelque chose de plus général, car, dit-il alors, "chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition". Faire apparaître cette forme, quand bien même elle est mouvante, insaisissable, "ondoyante", tel est désormais l'objectif des Essais. Mais dès lors, viser l'"humaine condition" à travers le singulier et le changeant, c'est faire un livre de sagesse, même si ce livre se présente sous la forme d'une "marquetterie mal jointe" (sic). De cette intention témoigne le plus complètement l'exemplaire personnel que Montaigne laisse à sa mort, sur lequel il a porté encore de nombreux ajouts, et qu'il destinait à une dernière édition.
C'est cet exemplaire, nommé "exemplaire de Bordeaux", qui sert de base pour les éditions des Essais depuis qu'a été publiée par la ville de Bordeaux l'édition dite "municipale" (1908-1933), dont les principes sont admis par tous aujourd'hui. Les strates successives de la rédaction sont désormais indiquées par les lettres [A], [B], [C] (ou sous la graphie a, b, c) pour marquer les trois éditions principales voulues par l'auteur: [A] 1580; [B] 1588; [C] dernier état du texte. On peut ainsi prendre connaissance et du texte complet écrit par Montaigne, et des étapes de sa rédaction.
Oeuvre d'une vie, Les Essais sont aussi une oeuvre vivante, faite d'ajouts et de reprises, la trace d'un dialogue avec soi à travers le temps. Montaigne y fait preuve d'une curiosité infinie de l'homme et des hommes. Ouvert à la différence, il en recherche partout la présence: dans l'histoire (il fut grand lecteur des historiens), dans la morale (il revient sans cesse aux philosophies morales de l'antiquité, Plutarque et Sénèque avant tout), dans l'expérience quotidienne (tous les sujets lui sont familiers, l'enfance, la santé, l'éducation, la mort, la conversation, l'amour...), dans les événements de son temps (la guerre, les découvertes géographiques...). Témoin du reflux des idéaux humanistes, du gâchis des croyances affrontées, il plaide pour cette acceptation de l'autre qu'on appelle la tolérance, et pour la constitution d'un for intérieur, d'une réserve personnelle, qui est liberté.