L'effet de réel (16 mars 2007)

Résumé

L' « effet de réel ». Les avatars de la description.

Le principe mimétique est au coeur de l'esthétique occidentale, comme l'a montré le critique Erich Auerbach dans un essai fondateur, Mimésis. Au 3e livre de la République, Platon fait dire à Socrate que les poètes doivent être chassés de la Cité. Sa critique porte d'abord sur le contenu des oeuvres littéraires, dont les actions et les personnages ne sont pas toujours exemplaires. Mais elle touche aussi aux formes d'énonciation littéraire. Platon en distingue trois : la narration simple, ou récit (diégésis) ; un mélange de narration (diégésis) et d'imitation des paroles des personnages, ou dialogues (mimésis) ; enfin, la seule imitation des paroles de personnages (mimésis), c'est-à-dire les oeuvres dramatiques composées uniquement de dialogues. Restreinte aux paroles rapportées au discours direct, la forme mimétique est condamnée comme une illusion fallacieuse.

 Dans sa Poétique, Aristote redéfinit la notion de mimésis, pour en faire le fondement constitutif de tout art : toute représentation (iconique, musicale, ...) est imitative, et ce qu'imite la représentation littéraire, ce sont des actions. Aristote réévalue positivement la mimésis, en lui attribuant un pouvoir de prise de distance vis-à-vis de la réalité. Ainsi, la représentation tragique conduit à une catharsis, ou purification des passions. La mimésis aristotélicienne (et plus particulièrement la représentation fictionnelle, dans le cas de la poétique) est donc à la fois une imitation de la réalité, et un écart signifiant par rapport à elle.

A partir de ce principe mimétique, il s'agit de se demander comment la littérature nous fait croire qu'elle copie le réel, et partant, comment elle définit le réel. Les études de Philippe Hamon ont décrit un ensemble de procédés, de stratégies formelles qui créent l'illusion de la réalité. D'autres critiques ont souligné l'historicité des formes mimétiques. Ainsi, Philippe Dufour distingue la mimésis aristotélicienne du réalisme moderne, une nouvelle catégorie esthétique qui ne se destine plus à imiter la nature humaine (dans sa dimension intemporelle, comme le suppose Aristote), mais à explorer les enjeux de l'Histoire. Le réalisme serait donc chronologiquement situé dans un contexte socio-politique où une conscience historique s'est imposée, à savoir l'avènement du monde moderne issu de l'effondrement de l'Ancien Régime et de la rupture révolutionnaire.

 Effectivement, la littérature du XIXe siècle ne fait pas des événements historiques un simple arrière-plan, un décor de l'action fictionnelle. Elle les place au coeur des intrigues et interroge, à partir de la représentation des personnages, des rapports politiques et sociaux. Dans le roman, genre par excellence du réalisme, une forme s'impose plus particulièrement et prend un essor extraordinaire au XIXe s. : la description. Alors qu'elle avait un rôle secondaire, ornemental ou didactique, sous l'Ancien Régime, la description moderne devient le mode majeur de présentation du réel. Toutefois, il s'agit de différencier et d'historiciser diverses stratégies réalistes.

 Chez Balzac, le réalisme vise à expliquer le monde social et à parvenir à un savoir total. Une dialectique s'instaure dès lors entre le particulier et le général. Les personnages, individus singuliers, ne sont décrits qu'à partir de leurs coordonnées spatio-temporelles, avec un grand luxe de détails concrets. Cependant, la description revêt une fonction symbolique : les personnages sont typifiés, les choses servent d'indice d'une catégorie de personnalités, d'une classe sociale, d'un milieu. Le narrateur balzacien accumule des éléments contradictoires, parce qu'il ne vise pas une vérité référentielle, mais une vraisemblance fondée sur des stéréotypes culturels et sur des causalités sociales. Dans ce monde fictionnel saturé de sens, tout fait signe. L'induction et la déduction sont également sollicitées pour saisir la globalité du contexte social. Balzac porte l'unité zoologique des êtres, prônée par le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, au plan ontologique : tout comme le scientifique peut reconstituer un squelette entier à partir d'un fragment, le romancier peut englober souverainement la réalité humaine à partir d'un détail significatif. Cette fonction d'indice attribuée aux objets jouera un rôle central dans l'apparition du genre policier, qui naît au milieu du XIXe siècle.

A l'inverse de ce réalisme « objectif », Stendhal met en oeuvre un réalisme subjectif, qui se construit à partir des perceptions partielles des personnages. Ce n'est pas une totalité du savoir qui est visée, mais un idéal individuel largement héroïsé, fondé sur une vérité du sujet et de ses affects. Toute vérité objective échappe aux protagonistes, qui ne perçoivent les événements que de leur point de vue, naïf et limité, selon des focalisations narratives que le critique Georges Blin a nommées « restrictions de champ ». Dans La Chartreuse de Parme, la bataille de Waterloo n'est appréhendée que par les états perceptifs, hétérogènes et décousus, du héros : toutefois, l'immédiateté des sensations, l'absence d'unité logique et temporelle, la déliaison des actions narratives disent quelque chose de la chute de l'empire napoléonien, bien que ce ne soit pas sur le mode d'un savoir explicatif. Ainsi, une conception éminemment moderne du réel se met en place, fondée sur le hasard, l'accident, le fait particulier. Les fractures de l'Histoire rompent l'idéalisme d'un savoir objectif et universel. En lieu et place d'une omniscience narrative, c'est une conscience passive des sensations qui s'impose, où le réel se présente dans les défaillances du sens.

Extraits

- Balzac, Le Père Goriot (1834-35)

- Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839)

- Flaubert, L'éducation sentimentale (1869)

- Maupassant, Préface de Pierre et Jean (1888)

- Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos (1902)

- Sartre, La Nausée (1938)

- Ponge, Le parti pris des choses  (1942)

Bibliographie

- Poétique n°16, 1973 : Le discours réaliste

- Jean-Michel Adam, La description, Paris, Que sais-je ?, 1993.

- Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Essais-Gallimard, 1973.

- Roland Barthes dir., Littérature et réalité, Points-Seuil, 1982 ; « Le discours de l'histoire », Poétique n°49, 1982.

- Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, Corti, 1954.

- Lucien Dällenbach, Mosaïques, Paris, Seuil, 2001 ; La canne de Balzac, Paris, Corti, 2006.

- Philippe Dufour, Le réalisme, Paris, PUF, 1998.

- Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969.

- Gérard Gengembre, Le réalisme et le naturalisme en France et en Europe, Paris, Pocket, 2004.

- Philippe Hamon, « Qu'est-ce qu'une description ? », Poétique n°12, 1972 ; Introduction à l'analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981 ; La description littéraire : anthologie de textes théoriques et critiques, Paris, Macula, 1991 ; Du descriptif, Paris, Hachette, 1993.

- Roman Jakobson, « Du réalisme en art », Questions de poétique, Paris, Points-Seuil, 1973.

- Vincent Jouve et Alain Pagès dir., Les lieux du réalisme. Pour Philippe Hamon, Paris, L'Improviste, 2005.

- Guy Larroux, Le réalisme. Éléments de critique, d'histoire et de poétique, Paris, Nathan, 1995.

- Georg Lukacs, Balzac et le réalisme français, Paris, Maspéro, 1967.

- Marcel Proust, Sur Baudelaire, Flaubert et Morand, Bruxelles, Complexe, 1987.

- Clément Rosset, Le réel. Traité de l'idiotie, Paris, Minuit, 1980.

- Sylvie Thorel-Cailleteau, Réalisme et naturalisme, Paris, Hachette, 1998.

- Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Points-Seuil, 1970.

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